Pourquoi la traçabilité des substances chimiques est le nouvel enjeu de la maroquinerie de luxe ?

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Depuis le 1er Janvier 2024, de nouvelles réglementations1 sont entrées en vigueur pour le textile et le cuir. Celles-ci, établies par l’UE, renforcent la protection des consommateurs en fixant des seuils maximums de substances chimiques pouvant être présentes dans les produits textiles (tel que le Bisphénol A) et les cuirs (tels que les PFAS).

Ces deux substances ont plusieurs fois été pointées par l’ANSES3  pour de possibles risques pour la santé et font partie des produits chimiques que le programme ZDHC4, initiative de marques et de distributeurs de produits textiles, vise à limiter ou éradiquer. Parmi les signataires se trouvent des grands noms du luxe : LVMH, Kering, OTB, Burberry, …  

Cependant, ces produits chimiques sont encore largement utilisés dans le processus de tannage. Comment les Maisons de luxe peuvent se conformer à la nouvelle réglementation tout en assurant un produit haut de gamme à leurs clients ?

Nos experts vous proposent un tour d’horizon des processus de tannage, les risques encourus en cas de non-respect de la loi, et enfin les solutions de traçabilité à implémenter pour garantir la qualité des produits et protéger la santé des consommateurs.

 

 

Les produits chimiques, nécessaires au processus de tannage 

Bien que de plus en plus controversés, les produits chimiques tels que le Bisphénol et les PFAS permettent de transformer le cuir et de proposer un produit de qualité aux clients. Nous vous proposons un zoom sur le processus de tannage et l’utilité des produits chimiques pour les articles haut de gamme.

  • Le tannage chimique, un procédé très répandu pour transformer le cuir

Les peaux issues de l’abattoir arrivent couvertes de sel et de poils. Une fois en tannerie, les peaux sont stockées dans l’attente du tri en brut et un numéro de lot d’abattoir leur est attribué avec le bon de livraison. 

Un premier tri est effectué suivant 3 catégories de poids (peaux inférieures à 12,5kg ; supérieures à 16,5kg ; entre 12,5kg et 16,5kg). La concentration en produits chimiques varie en fonction des poids, d’où le regroupement par catégorie.

Les peaux brutes sont envoyées dans les foulons (outils de tannage) pour le processus appelé « Wet Blue » (WB) Un nouveau tri est effectué selon la qualité visible du cuir (si présence de défauts d’élevage (teigne, parasite, griffure…), d’abattage (coutelure, trou) et de tannage (marque de bague, coup de scie…). De nouveaux produits chimiques, dont le bisphénol, sont ajoutés après le WB et jusqu’au tri fini. Le tri fini est basé sur la qualité des cuirs à la fin du tannage. 

 

  • Le Bisphénol, une substance utile mais de plus en plus limitée

Le Bisphénol est appliqué au cours du tannage et selon les bonnes pratiques définies par le Centre Technique du Cuir5. Il existe plusieurs types de Bisphénol : A, B, S,… ayant pour la plupart une nocivité prouvée par la communauté scientifique. Pourtant, 86% des cuirs en contiennent. En effet, le bisphénol permet d’offrir au cuir un aspect plus lisse grâce à une résine (le polyépoxyde ou « résine époxy »). Il ajoute au cuir une texture aux propriétés esthétiques notables pour les produits haut de gamme. 

La disparition progressive du bisphénol ne sera pas sans contraintes pour la production de cuir. Les départements de R&D de l’industrie chimique recherchent de nouveaux substituts permettant un rendu visuel équivalent. D’un point de vue économique, les tanneries disposent d’un stock de bisphénol qu’elles voudront écouler plutôt que remplacer.  

 

Les sanctions en cas de non-respect de la réglementation

Les seuils de tolérance sont descendus à 500ppm le 1er janvier 2024, avec des sanctions appliquées à partir de juin 2024. Selon les analyses chimiques du Centre Technique du Cuir en novembre 2020, près de 20% des cuirs du luxe seraient au-dessus des 500 ppm. En 2027, le seuil d’acceptabilité sera de 20ppm seulement, selon l’Agence Européenne des Produits Chimiques. Le non-respect des normes n’est pas sans conséquence. Ces mesures dissuasives se basent sur des seuils, en lien avec la règlementation REACH6.

  • Responsabilité pénale : les autorités compétentes peuvent imposer des amendes en cas de non-conformité aux obligations de REACH. Le montant peut varier en fonction de la gravité de la violation. Dans certains cas graves de non-conformité, des mesures pénales peuvent être prises à l’encontre des personnes responsables.
  • Interdictions de mise sur le marché : les produits contenant des substances chimiques non conformes à REACH peuvent être interdits ou retirés du marché de l’Union européenne.
  • Obligation de déclaration : les entreprises peuvent être tenues de déclarer les substances présentes dans leurs produits et de fournir des informations supplémentaires aux autorités compétentes.
  • “Name & Shame” : sur l’ensemble des Maisons concernées ainsi que le Groupe affilié, le cas échéant.

 

 

Implémenter la traçabilité sur toute la chaîne logistique 

La mise en place de méthodologies efficaces de traçabilité est essentielle pour évaluer l’utilisation du bisphénol dans les produits contenant du cuir. 

  • Une solution de traçabilité à très court terme  

Elle consisterait à gérer par EDI (= échange de données informatisées) les informations liées au bisphénol. Une lettre d’engagement serait alors transmise par la tannerie pour attester de sa bonne foi. Des contrôles par échantillonnage pourraient être effectués sur un nombre de cuirs à définir. Cette information supplémentaire serait ainsi ajoutée dans le bon de livraison.

Bien que cette solution permette la conformité à la règlementation sur le plan légal, elle ne permet pas d’être évolutive. En dehors des tests chimiques, il n’y a aucun moyen pour les Maisons de luxe de garantir que 100% des stocks de produits sont conforment aux seuils fixés par la règlementation REACH et le Programme ZDHC. Par ailleurs, ces contrôles chimiques sont très chers et ne pourraient donc pas être faits sur l’entièreté du stock. De ce fait, ils ne permettent pas d’attester que l’intégralité du volume est bel et bien conforme. Enfin, dans l’hypothèse où cette solution serait adoptée, si le contrôle montre des seuils trop hauts, il faudra alors se pencher sur la question du process décisionnel à suivre. Serait-il envisageable de réaffecter en urgence les produits concernés vers l’Asie ?   

 

  • Une solution de traçabilité à moyen-long terme 

– Au niveau de la tannerie : à chaque tri et répartition des cuirs, un numéro de lot doit être attribué. Cela permettrait de rattacher à ce numéro de lot toutes les informations des substances chimiques ajoutées durant le processus. On s’assurerait ainsi que le lot complet a reçu la bonne dose de bisphénol.

– Au niveau des fournisseurs : les données issues de la tannerie sont intégrées au système (y compris les données transactionnelles). Pour chaque utilisation d’une partie ou de la totalité des matières premières, le fournisseur associe un produit au numéro de lot. Le fournisseur peut utiliser sa propre codification de lot du moment que le lien avec le numéro de lot de la tannerie est effectué.

– Au niveau de la Maison de luxe : les données sur les substances chimiques sont intégrées dans la data platform, pour ensuite être dispatchées vers l’ERP et le PLM, ou encore pour être utilisées dans la génération des indicateurs de performance sur les produits. C’est une solution qui restera pérenne même à la suite d’évolutions de règlementations car elle permet de tracer aussi bien des seuils de 500ppm que de 20ppm (objectif 2027).

Pour en savoir plus sur les data platforms, découvrez notre article dédié : Les data platforms, une gestion des données et des référentiels centralisés.

 

Soutenir la transition vers la durabilité grâce à une traçabilité des produits à 360° 

En adoptant une solution de traçabilité à moyen-long terme, les Maisons pourraient répondre à de nombreuses problématiques et créer des synergies avec d’autres projets.

  • Le passeport digital/numérique :  composé des éléments de traçabilité remontés par le numéro de lot, et complété par les documents décrits dans la solution (autrement dit les documents transactionnels et déclaratifs) et du CITES. Pour aller plus loin, nos experts ont décrypté le texte de loi du passeport numérique ici : Le luxe se prépare au passeport numérique des produits.
  • La traçabilité de l’ensemble des autres substances chimiques : Le PFAS (déjà règlementé en Californie), de même que d’autres substances vont tendre à être règlementées et tracées. La méthode proposée ci-dessus permettrait une traçabilité exhaustive du cuir sur l’ensemble de ces substances.
  • La lutte contre la contrefaçon : sans aller jusqu’au passeport digital, la démarche de traçabilité peut offrir plus d’informations sur les origines du produit, et les intégrer aux technologies existantes (RFID, NFT, …) dans les produits finis.
  • La seconde vie des produits : les informations de propriété peuvent également être ajoutées dans le passeport digital. Cela constituerait une assurance supplémentaire pour l’acheteur.
  • L’amélioration de la qualité cuir : la solution abordée induit une identification des lots depuis la tannerie, avec la possibilité de remonter jusqu’à l’abattoir. La remontée permettrait alors de tracer les cuirs ayant des coutelures/trous (dus au travail de l’abattoirs) en plus des problèmes de tannage, et de faire remonter ces incidents plus rapidement.
  • La sécurisation de la filière : la remontée des étapes de transformation des produits donne l’opportunité de remonter la filière jusqu’à l’abattoir. Avec le numéro de lot, l’abattoir peut remonter aux fermes et aux animaux contenus dans ce numéro de lot. Toutefois, il est important de noter que plusieurs fermes vont être inclues dans ce numéro de lot et ne permettra pas d’offrir une distinction qualitative avancée.
  • La trajectoire carbone/bilan carbone : l’identification des membres de la chaîne de valeur via la traçabilité par lot permettra d’avoir une meilleure visibilité sur les problématiques RSE liées à l’environnement. On pourra même aller jusqu’à la traçabilité des produits ajoutés dans les processus de la chaîne d’approvisionnement avec leur empreinte carbone.

 

Conclusion

Afin de répondre aux enjeux de traçabilité du bisphénol, il est indispensable d’inclure les processus de tannage du cuirs, ces derniers-ci étant les moments clés de la fabrication où des produits chimiques y sont utilisés.  La traçabilité au lot depuis la tannerie fournit la solution la plus adéquate à cette problématique de contrôle des substances dangereuses. Il est ainsi possible de traiter la problématique du bisphénol, mais aussi des autres substances à venir, quels que soient les seuils fixés. Au vu des enjeux de santé et de climat, les Maisons de luxe doivent se tenir prête à agir en fonction des prochaines règlementations.

 

 

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1 Règlement REACh n°1907/2006, règlement sur les Produits Biocides n°528/2012, règlement sur les polluants organiques persistants « POP » n°2019/1021
2 Per et polyfluoroalkylées »
3 Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail – anses.fr
4Zero Discharge of Harzadeous Chemicals)
5 Association professionnelle qui regroupe les acteurs de la filière
6 Consiste à référencer et autoriser une liste harmonisée de produits chimiques sur le territoire de l’Union Européenne